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Après avoir pris congé du marchand de blé, je me rapatrie au Bistrot Saint-Honoré, rue Gomboust, où j'ai donné rembour à Mouchekhouil, mon successeur. On peut dire que le nouveau dirluche de la Grande Volière est mon contraire. Un homme de dossiers, collectionneur de médailles. Chaque 11 Novembre, il aère sa batterie de cuisine, ce qui le fait ressembler à un sapin de Noël. Plutôt corpulent, le cheveu blanc argenté, le teint coloré, le regard très pâle ; habillé par un tailleur voué au classicisme, style IIIe République, il garde un côté passéiste qui sécurise ses supérieurs et rassure ses subordonnés. Je l'avais peu vu avant qu'il me succède, le situais dans les « braves cons pas si cons que ça ».

On s'en presse cinq et nous éclusons d'urgence les deux kirs que Babeth, la compagne d'existence de François-Joseph (le gros bon dieu des fourneaux) nous livre en Chronopost.

- Heureux de déjeuner avec vous, assure loyalement le Boss. Comme je vous l'ai dit, je souhaite l'union sacrée entre nous. Nous devons être complémentaires : vous l'action, moi la paperasse !

- Vous parlez d'or, monsieur le directeur ! aprouvé-je avec un tel accent de sincérité qu'un caniche royal en mouillerait ses couches-culottes.

Mon vis-à-vis de récrier :

- Ah ! non, nous n'allons pas nous gargariser avec nos titres ! Je vais vous appeler Antoine, vous m'appellerez Bingo ; c'est le surnom que je traîne depuis l'École supérieure de Police.

- Volontiers.

- On vous a aménagé un bureau design dans une aile du « château » ; ça convient à votre tempérament baroudeur !

Je le remercie de sa prévoyance et de ses gentillesses. Sans charre, on peut devenir un tandem aussi soudé que les doigts de la main, affirmerait Béru.

- En outre, déclare Mouchekhouil, comme il ne faut jamais modifier une équipe qui gagne, j'ai veillé à ce que le duo Bérurier-Blanc continue de travailler avec vous exclusivement.

Un beurre, cet homme !

D'une mandibule énergique, nous attaquons le jambon persillé.

- Vous avez un fer au feu, présentement ? questionne mon supérieur.

- Il semblerait.

Et de lui raconter les deux chapitres précédents, sans omettre un paragraphe.

Tu sais qu'il est pas mal, ce fonctionnaire moisi sous le harnois (de cajou). M'écoute en dégustant un chirouble en costume d'apparat.

Quand j'ai fini de narrer, Bingo murmure :

- Tout ce que vous me racontez là repose sur les dires d'un jeune garçon.

- C'est exact.

- A son âge, fabuler est un jeu.

- Possible, mais je pense connaître les individus, y compris les gamins. Ce môme portait la sincérité dans son regard. Rétrospectivement il était encore effrayé par ce qu'il avait vu.

Je n'ai pas convaincu mon remplaçant. Nous achevons notre hors-d'œuvre et la bouteille l'escortant.

Bingo remonte à la tribune :

- Je crois avoir mené jusqu'à ce jour une vie d'honnête homme, pourtant vous ne sauriez imaginer toutes les « inventeries », comme disait ma mère, dont j'ai régalé mon entourage ! Je les débitais avec une tranquille impudeur que vous m'auriez donné le bon Dieu sans confession. C'est pourquoi les déclarations de votre ado ne me troublent guère.

En l'écoutant, je comprends ce qui fait la force (et la faiblesse aussi) des flics : l'incrédulité. Le doute est leur arme number one. Après tout, peut-être a-t-il raison ? Il est possible que Paul-Robert soit un brin mythomane.

Le déjeuner se poursuit. On cause de la Maison Parapluie. Deux draupers, tu penses !

Mouchekhouil se boit un marc de Bourgogne, moi je reste au vin. Les clients s'en vont, repus. Une jeune vierge en deuil, me faisant songer à Électre, me jette le regard que cette dernière eut pour Apollon. Je lui promets ma bite d'un mouvement imperceptible des lèvres. Elle marche derrière son vieux papa : un kroum qui ne sourit que lorsqu'on lui extrait une molaire gâtée.

Adios, petite môme ! Je te reverrai à la Saint-Lulure, ou jamais. Dommage, j'aurais éprouvé du bonheur à te carrer Coquette dans la poche marsupiale ! Ce sera pour une autre fois, avec une autre.

Une apathie (qui vient en mangeant) s'étend sur le Bistrot. Histoire de la juguler, Babeth branche la radio. Bouge pas, tu vas voir. Ma vie c'est toujours comme ça. Le préposé à l'antenne interrompt le programme pour nous vaporiser dans les trompes un flash spécial.

Ouvre grand tes entonnoirs à conneries, lecteur ami, car ça va t'en obstruer un coin. Le Jet privé de David Grey, le milliardaire amerloque, vient de se fraiser en mer, au large des côtes d'Irlande, 75 minutes après avoir décollé du Bourget. L'équipage d'un chalutier, à l'aplomb duquel s'est produit le drame, a vu l'appareil exploser en vol. Les marins du Funny Girl n'ont repêché aucun corps, la mer étant particulièrement mauvaise. Point final.

Je file un coup de saveur sur Bingo. Il chauffe son verre de marc dans le creux de sa main, comme on le fait avec un oisillon tombé du nid.

- Pas si mytho, le chiare de mon voisin, soliloqué-je.

Il opine.


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